Allemagne: Dore O. et Werner Nekes

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En Allemagne, où les exercices expérimentaux de type structurel sont menés à un louable degré de perfection par Wilhelm et Birgit Hein (Strukturelle Studien, 1974-1976), où un Bastian Cleve éblouit par la virtuosité de Schau ins Land (1975), elle aussi liée au jeu d'une structure (celle, ici, d'un plan unique de fenêtre à carreaux, à travers lesquels se donne à voir un paysage), Dore 0. et Werner Nekes poursuivent chacun une couvre qui rencontre des préoccupations structurelles sur son chemin mais ne s'y arrête jamais tout à fait.

Dès Alaska, premier film qu'elle réalise seule, en 1968, Dore 0. a conscience de faire un cinéma «d'émigration». Le premier plan du film montre la prison d'Etat de Hambourg, où venaient alors d'être incarcérés bon nombre d'étudiants contestataires. Ces murs, ces soupirails - et, à l'opposé, ce titre, Alaska, comme un appel à fuir, comme un appel d'air (froid): voilà la problématique de Dore 0. et de maint jeune cinéaste de l'andere Kino (cinéma différent) allemand des années 67-70. On voit que si Dore 0. propose en 1974 dans Kaskara une sorte de variation sur la claustration et l'ouverture, ce n'est guère pour souscrire à une mode expérimental mais parce que le «propos» visuel et le travail formel s'enracinent ici, à peine allégoriquement, dans une expérience vécue et politique.

Kaskara, comme Lawale (1969) et le très beau Blonde Barbarei (1972), est un filin sur les fenêtres (on se souvient de l'importance des fenêtres aussi dans Madame Bovary). Dore 0. oppose la fenêtre comme issue, promesse d'espace et de paix, ouvrant sur la campagne et les multiples petits travaux d'une quotidienneté heureuse, filmée de l'intérieur et en couleurs, à la fenêtre urbaine, fermée ou brisée, sans perspective, ne renvoyant, par les reflets des vitrines ou des autobus, qu'à d'autres fenêtres, fenêtres de H.L.M., fenêtres-soupirails, filmées de l'extérieur, en noir et blanc. Anthony Moore fournit la bande-son, canon vocal, très simple, particulièrement justifié dans la longue séquence où, sur l'écran scindé en deux, chaque moitié de l'image, jeu de reflets et de surimpressions, semble reprendre l'autre en écho. Donc un cinéma d'opposition (et, pourrait-on dire, au sens politique aussi), tout comme chez Werner Nekes, dont l'oeuvre échappe différemment mais non moins intensément à la gratuité du jeu expérimental.

Dès ses plus anciens films - Start (1966). Jüm-Jüm (1967), Gurtrug no 1 (1967),Spacecut (1971) -, on voit Werner Nekes occupé à présenter des portions d'espace ou des scènes quelconques, comme les auteurs du New New American Cinema, mais avec des soucis structurels encore plus minutieux que les leurs. Ainsi dans Gurtrug no 1, un premier «discours» filmique (un plan d'ensemble en plongée de vingt-six personnes et deux chevaux se déplaçant dans un espace herbu) est interrompu douze fois, à chaque fois pour une durée très brève (deux ou trois photogrammes), par les fragments d'un second « discours » apparaissant une première fois dans un ordre et une seconde fois dans l'autre (comme le suggère le palindrome du titre).
Il est également curieux de voir dans Kelek (1968) de longs plans-séquences aléatoires (la caméra, installée dans une rue, filme tout ce qui entre dans son champ), évoquant un peu - coincidence ou communauté d'inspiration? - 1933 (1968), de Joyce Wieland, Soft Rain (1968), de Ken Jacobs, ou Still (1969-1971) d'Ernie Gehr (mais Still sans ses jeux de surimpression et de lumière).


Mais avec T-WO-MEN (1972), on a un film qui ne peut se comparer à aucun autre, qui est en avant et qui brille inaltérablement. Et de cette originalité tranquille et scintillante, Diwan (1973) et Makimono (1974), qui suivent, apporteront la confirmation.

T-WO-MEN est une de ces œuvres, comparable aux films d'Harry Smith ou de Peter Kubelka et, dans la littérature, aux textes de Roussel, Joyce ou Ricardou, dont la texture intime résulte d'intentions si multiples et d'un travail si minutieux qu'elle reste impossible à percevoir à première et même à seconde vue. Le critique le plus perspicace n'est pas mieux armé ici que le spectateur distrait: en vérité, il ne s'agit plus même de perspicacité, mais de seuil de perception. Inévitablement invisibles dans les conditions normales d'une projection, les inventions, ruses, accords, analogies, voulus par l'auteur ne sont accessibles qu'à qui peut analyser le film photogramme par photogramme - c'est-à-dire pellicule en main ou visionneuse sous les yeux -, et nanti, de surcroît, des avertissements, modes d'emploi ou posologies fournies par l'auteur.

Dans ces conditions, il y a deux éventualités: ou l'oeuvre tire son principal intérêt de ses dessous complexes et invisibles et dès lors qui les pourrait mieux dévoiler que l'auteur lui-même? C'est, dans les lettres, Roussel écrivant Comment j'ai écrit certains de mes livres ou Ricardou révélant, dans son fascicule sur le Nouveau Roman, les arcanes de sa Prise de Constantinople (1964). Voici l'oeuvre devenue kabale et les auteurs (que de telles cachotteries sont du reste parfois les seuls à amuser) changés en autodécrypteurs gourmands. Le critique est ici inutile. Ou bien l'essentiel du livre ou du film, comme l'être selon Sartre, est dans ce qu'il paraît et le critique, de nouveau, peut être de quelque utilité, qui nous dit comment il le voit (et qu'importe si c'est ou non ainsi que le prévoyait l'auteur). Les grandes œuvres sont peut-être celles qui permettent conjointement ces deux visions.

On peut dire que c'est le cas de T-WO-MEN. Ce film de quatre-vingt-dix minutes en cinq parties successivement annoncées par un numéro, porte en soustitre une question: «Que s'est-il donc passé entre les images?». On reconnaît là cette insistance sur l'opération du montage conçu comme jeu de rapprochements et d'éloignements, d'analogies et de différences (qu'il faudrait pour le coup, écrire derridiennement avec un «a»), qui hante à des titres divers certains textes d'Eisenstein, de Dziga Vertov, de Pasolini («Théorie des collures»), ou les films de Kubelka. En tel ou tel de ses moments, le film explore les modes possibles de ce jeu et fait allusion à l'une ou à l'autre des grandes étapes de l'histoire du montage (et du cinéma) selon Nekes (1 - Méliès: degré zéro ou presque zéro : le plus souvent, la caméra filme une unique scène de théâtre ; unité de lieu et de temps. 2 - Edwin Porter: le montage met bout à bout des vues correspondant à des moments et à des lieux différents. 3 - Eisenstein: même principe, mais formant figure: métaphore, notamment. 4 - Kubelka: le montage est déterminé par des analogies qui portent sur deux photogrammes successifs appartenant chacun à un plan différent, et donc sur des portions de 1/12e de seconde. 5 - Nekes: cette fois, le principe est celui d'un petit jouet inventé vers 1820: le thaumatrope, sorte de médaille pouvant pivoter très vite sur un axe de sorte que l'image pile finisse par se «superposer» à l'image face et par exemple l'oiseau gravé au verso «entrer» dans la cage gravée au recto.

Il est plaisant de se rappeler que c'est à une image du même type que recourt Saussure pour expliquer l'indissociable liaison du signifiant et du signifié dans le signe linguistique... C'est ce principe que le titre du film veut évoquer, corrmie si le mot «two», rabattu sur «men» finissait par suggérer, "two women" (deux femmes.)

Maintenant, à quel moment précis tel ou tel de ces principes intervient dans le détail du montage, voilà ce que seule une analyse pellicule en main pourrait dire. Peu importe, dirai-je. Car ce filin, tel quel, et n'en découvririons-nous jamais les arcanes, est d'une beauté fascinante et donne d'ailleurs suffisamment d'éléments pour qu'on puisse le lire (comme déjà certains ont tenté de le faire) comme un récit. Il me paraît pourtant plus fécond d'y voir comment - de la même façon que, chez Robbe-Grillet ou Ricardou, les jeux de la «narration» finissent par produire de la «fiction» - la méditation sur le montage comme appariement du même et de l'autre ou du même et du même engendre une « histoire » d'amour lesbien et comment, d'autre part, l'emploi de différents modes de montage (dont celui, assez complexe, qui consiste à mettre bout à bout un photogramme de chacune des prises de vue différentes d'une séquence, puis un deuxième photogramme des mêmes prises et ainsi de suite) donne à chacune des cinq parties un tempo différent et fait du film entier une sorte de concerto.

Ce changement tout musical de rythme est d'ailleurs accentué par le changement des accompagnements musicaux de chacune des parties (qui sont les seuls éléments sonores du film): dans la première partie, par bribes (bouffées, dirais-je même) et au ralenti, l'ouverture du Tristan wagnérien, qui sera repris en vitesse normale dans la troisième partie. Dans la deuxième, un thème de guitare au ralenti et en sourdine, qui sera repris en vitesse normale et forte dans la cinquième partie - la quatrième partie étant totalement muette.

Donc, concerto pour deux femmes, sur l'amour de deux femmes, où il est difficile (et sans intérêt) de lire une chronologie. Les images se regroupent entre elles moins pour indiquer les étapes successives d'une passion que les aspects divers d'un quotidien amoureux (promenades; enlacements, etc.). Comme pour souligner cette a-temporalité apparaît dans chaque partie un fragment du même plan leit-motiv (les deux femmes bavardant devant un porche d'immeuble à contre-jour).

Agencés plus musicalement que narrativement, les plans ont en outre été filmés avec un sens presque esthète du détail signifiant (une main aux ongles peints qui s'abandonne; un arbre couché sous le vent; un pot de confiture sur une table, etc.). Tout cela sous le signe du fluctuant, du vaporeux, du liquide (assuré par l'abondance des fondus enchaînés, des surimpressions, par une sorte de féminité formelle) et tantôt (lorsque surgit gravement du silence telle brève séquence de Tristan und Isolde) pris dans une sorte d'immense imparfait nostalgique, tantôt (quand donne la guitare) placé sous le signe d'une quasi allégresse.

En bref, Nekes filme comme on devrait écrire - et comme en tout cas Virginia Woolf écrivit Les Vagues. Son film, d'organisation rigoureuse et savante dans les détails, qui utilise beaucoup des effets techniques mis à l'honneur par les cinéastes underground américains mais en les arrachant à leur caractère expérimental ou canularesque pour les faire contribuer au subtil chatoiement et à la cohérence puissante d'une oeuvre, est en même temps, pris dans son tout, un des films les plus envoûtants qui soient, l'équivalent d'un long poème, une réussite qui fait de Nekes, oui, pourquoi pas, une étape de l'histoire du cinéma, l'un de ceux, on peut en prendre le pari, que l'on comptera un jour futur parmi les plus grands cinéastes de ce temps.

Diwan (1973), son film suivant, emprunte son titre à l'oeuvre célèbre de Hafiz (et aussi au Divan occidental et oriental de Goethe, peut-être): de même, en effet, que le doux Persan réunissait dans son Divan d'hétéroclites casidèhs, terdjibends ou moukattaats, et en faisait une sorte d'almanach ou de pot-pourri poétique, Nekes met ensemble dans les cinq parties de ce film-somme des morceaux très divers études qui évoquent ses premiers films, ou chutes (dirait-on) de T-WO-MEN, et c'est comme si, tandis que ce précédent film les avait fondus en un chef-d'oeuvre para-narratif inégalé, tous ces éléments anciens étaient ici redisséminés, dans l'apparent désordre (dans le savant désordre) d'un carnet d'esquisses. Il y a cependant dans Diwan une cinquième partie qui parait tout à fait nouvelle dans l'oeuvre de Nekes et qui marque admirablement le point où il en est.

Cet Hynningen (toit de miel, en suédois), est fait longuement d'abord de plans surimprimés d'un même paysage de clairière, ouverte vers l'horizon, au milieu de laquelle se tient une simple maison de bois pareille à celles qu'on voit dans les pays du Nord de l'Europe ou au Québec. On voit des personnages - un homme, une femme - à la fenêtre, près de l'entrée, marchant dans l'herbe, dédoublés ou même détriplés par la surimpression et semblant de discrets fantômes, les traces qu'ils laisseraient d'eux-mêmes à différents moments de la journée et sous différents éclairages - si nos différentes apparences survivaient à nos déplacements et changements -, donnant ainsi une très poignante impression de répétition et de durée, l'équivalent visuel de l'imparfait, renforcée par la profération espacée de trois signaux aigus, superposés au son continu d'une onde sinusoidale. Mais cette maison isolée, prise dans l'épaisseur presque silencieuse d'une baudelairienne «après-midi qui n'a jamais de fin» et qui, semble faite pour abriter la paix et la méditation, ne prend-elle pas soudain une présence troublante? S'il est vrai qu'eu égard à ses deux racines indo-européennes (es, bhû) et à sa racine germanique (wes), la notion d'être signifie originellement: vivre, s'épanouir, demeurer, ne faut-il pas, en voyant cette demeure, songer à ce qu'Heidegger dit de l'homme comme «berger de l'être»? Ce toit de miel n'est-il pas la bergerie de l'être? Nekes, quoi qu'il pense de ses films et quel que soit le primat chez lui des soucis techniques et structurels, n'est-il pas en train de construire, à partir de ce Diwan, une oeuvre métaphysique où le cinéma se verrait assigner cette mission de voilement/ dévoilement de l'être qui est, selon Heidegger le privilège accablant de l'homme dans l'expérience douloureuse de l'ennui ou de l'angoisse? La fin du film, tout aussi sereine et mystérieuse, nous place dans la maison au toit de miel: devant une fenêtre magrittienne grande ouverte, passent en surimpression ses habitants nus et muets...

T-WO-MEN et Diwan, si contraires qu'ils soient dans leur mouvement (vers l’unité ici, la pluralité là), sont au-delà de l'expérimental Makimono aussi, daris son dépouillement. C'est une œuvre qui se donne - qui nous donne - la jouissance d'une plénitude. Son titre se réfère aux peintures japonaises de paysages sur rouleaux. Il se justifie à la fois par le sujet, par la discrétion des coloris (quelques bleus, verts et gris très estompés) et par le type de montage, qui préfère aux ruptures d'une succession la continuité d'un déroulement, assurée ici par le fondu-enchainé et la surimpression, puis le panoramique et le filé. Le rythme en effet s'accélère. On passe d'une méditation sur le territoire, tenu au bout du regard ou arpenté par la marche (thème si fréquent chez Nekes, mais qui fait penser à la poésie de Michel Deguy et donc, encore, à Heidegger), à la fluidité et au mouvement pur, au vertige que donne la surimpression de deux files contradictoires. Le monde est comme un reflet dans l'eau, puis, voir Spacecut (etc.), le montage rapide impose une calligraphie plus brusque, les forts traits noirs d'un Hartung. Et l'on arrive à la simplicité scintillante d'un film à clignotements, mais où chaque photogramme garde son poids de trace, de terre, de monde. Le son d'Anthony Moore concerte admirablement avec l'image à laquelle ses trois successives modulations imposent une structure de concerto.


Dominique Noguez

"Éloge du cinéma expérimental

Éditions Paris Experimental, 1999

ISBN: 2-912539-05-6 

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