Uliisses

AVANT-PROPOS
"Nous sommes habitués à un cinéma qui met en scène des histoires plutôt qu'à un cinéma qui jouerait avec ses propres moyens d'illustration, à savoir la lumière et le mouvement. Joyce déclencha une révolution littéraire en recourant de manière innovatrice à du
connu, le langage... Par ses techniques expérimentales, Nekes n'a nullement porté Joyce à l'écran. Il s'est contenté de s'en inspirer. La position de Joyce face à la langue littéraire met en lumière celle de Nekes face aux images cinématographiques, les méthodes par
lesquelles il les traite et ses desseins."

C'est avec ces lignes que Frieda Grafe entame sa critique (dans le journal Süddeutsche Zeitung du 3.2.84) d'un des films les plus passionnants, les plus beaux et les plus innovateurs de ces dernières années. "Uliisses" est la somme des nombreux films passionnants, beaux et innovateurs qui, depuis 1966, ont fait de Werner Nekes - on est tenté de parler de prophète en son pays - un réalisateur qui est - tout comme son épouse Dore 0. - mondialement connu et qui compte parmi les metteurs en scène allemands les plus éminents même s'il n'est, à ce titre, connu en Allemagne que d'un petit cercle d'initiés qui du reste le relèguent encore bien volontiers dans le ghetto du cinéma expérimental.

Werner Nekes est sorti de ce ghetto bien avant de réaliser "Uliisses". Mais bien qu'il l'eût déjà cherchée, il ne découvrit la voie du long métrage, des salles de cinéma, de leur grand écran et d'un public "normal" qu'avec la sortie de "Uliisses". La somme dérisoire de trois cent mille marks avec laquelle il lui fallut travailler et s'en sortir constitue selon Nekes le seul aspect expérimental du film. Mais son film prouve une fois de plus que les seuls subsides ne feront pas renaître le cinéma allemand et qu'il n'existe pas forcément un rapport entre l'abondance des moyens financiers et l'imagination, pas plus qu'entre les fonds disponibles et le résultat. "Uliisses" est sans conteste un film de divertissement (gl. 46) amusant et plaisant.

Uliisses



Mais il s'agit d'un plaisir spontané qui fait de ce film un film dont nous sommes certes encore bien loin d'avoir découvert toutes les qualités. "'et ouvrage tente une approche du film. Il s'efforce de rendre quelque peu justice à Nekes, à son "Uliisses", à la richesse et à la complexité de ce film, en y exposant les vues de divers auteurs et amis. Limitons-nous à quelques vagues indications : Nekes reprend des thèmes d'Homère ainsi que de James Joyce dont il transfère le lieu de l'action de Dublin au bassin de la Ruhr (patrie de Nekes) par une journée de 1980 et dont l'Ulysse devient Ulî, le photographe qui écrit sa "lumittérature" (gl. 28) avec de la lumière.

Aux thèmes repris par Nekes, s'ajoutent des scènes extraites de la pièce de Neil Oram, "The Warp", d'une durée de 24 heures. Mais avant-tout : "Le thème principal de cette odyssée, c'est le langage visuel lui-même. Il s'agit d'apprendre à voir et de vouloir voir" (Dietrich Kuhlbrodt). "Uliisses" est un voyage à travers l'histoire de la cinématographie, c'est une anthologie de ses principes, de ses découvertes et de toutes les merveilles mi jouet, mi appareil scientifique qui ont donné le jour au cinéma (et pourraient aujourd'hui encore y être utilisés) et que Nekes, le grand collectionneur, a rassemblés avec amour. Dans le film de Nekes, toutes ces techniques lui permettent de faire avec la lumière et les moyens optiques ce que Joyce fit avec les Mots.

Il ne faut pas forcément être spécialiste, mais pour un spectateur averti, le plaisir n'en sera que rehaussé. De même, on aura plus de plaisir encore après avoir lu les réflexions de Frieda Grafe, de Bazon Brock, d'Eva Schmid ou d'Andreas Weiland sur le film. "Uliisses" est un film que l'on peut pour ainsi dire regarder à plusieurs niveaux. Vu naïvement, il vous fera l'effet d'une énigme (gl. 49), mais également celui d'une oeuvre d'art complexe. On peut aussi, à l'instar de scouts faisant un jeu de piste, rechercher dans l'ordre où ils apparaissent tous les appareils optiques, jouets et principes que l'on devine avoir été utilisés par l'auteur. Il nous en viendrait presque l'envie de fonder un syndicat de décodage semblable à celui des fans d'Arno Schmidt. "Uliisses" auquel l'Association de la presse cinématographique (gl. 4) a décerné le Prix de la critique cinématographique (gl. 35) en 1983, est un film que l'on veut sans cesse revoir après l'avoir découvert une première fois sur grand écran. Il existe d'ailleurs en cassette vidéo.

Walter Schobert

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